Jean-Simon
Ettori, surnommé "scicca" est né à Moca Croce.
Jusqu'à l'âge de trente ans, il vit comme un honnête
paysan dans sa vallée du Taravo. Il est marié, père de
deux enfants et pour lui, l'existence s'écoule paisible
mais difficile.
Le malheur, ainsi qu'il le dira lui même plus tard, fond
sur lui un jour de l'année 1900. Pour une sombre
histoire de dette vieille de plus de vingt ans, dans
laquelle il n'a aucune part, il intervient pour régler
un différent avec un certain Lenzi de Pila Canale.
Accompagné de deux amis, Charles Ettori et Tafanelli, il
rencontre donc dans son bar à Pila Canale le dénommé
Lenzi auquel il vient remettre la somme demandée
moyennant la signature d'un reçu.
Les choses s'enveniment, le ton monte, des coups de feu
sont échangés. Charles Ettori atteint mortellement un
client du bar qui avait pris part au conflit, Simon
Ettori blesse accidentellement derrière le comptoir, la
fille de Lenzi qui tentait de s'interposer, Tafanelli,
qui n'est pas armé, ne tire pas. Charles Ettori est
arrêté à Moca-Croce et Tafanelli se constitue
prisonnier. En 1907, la cour d'assise de Bastia condamne
Charles Ettori aux travaux forcés à perpétuité et
Bernardin Tafanelli à 10 ans de réclusion. Devant un
verdict aussi sévère Simon Ettori préfère rester au
maquis.
En 1910, condamné à mort par contumace après avoir
commis 2 autres meurtres, dont celui d'un gendarme, il
décide de quitter la Corse pour le Venezuela, pays dans
lequel il vit pendant un an de petits métiers avant de
se décider à retourner dans son village pour régler
radicalement un différent avec un cousin qui venait de
voler un boeuf à sa femme pour le vendre.
A la noël de 1920, il abat un paysan de son village
natal qui renseignait les gendarmes sur ses déplacements
dans l'espoir de toucher la prime attachée à sa capture.
Après ce 4ème et dernier meurtre, Simon Ettori mène
entre Moca-Croce et le maquis une existence tranquille
avec ses trois femmes et ses 7 enfants, exerçant le
métier de cordonnier, faisant respecter la justice en
jouant les conciliateurs, haïssant les déserteurs et
méprisant les bandits!
Le 11 janvier 1932 à 15 heures, après 26 ans de maquis
(déjà condamné deux fois à mort par contumace), sur les
conseils de son frère et après de longues négociations
avec les autorités, le doyen des bandits corses âgé de
56 ans décide de se constituer prisonnier à Mocacroce
devant le procureur de la République Giudicelli
accompagné du contrôleur Général de la sûreté Duclaux et
du commissaire Natali.
L'avocat César Campinchi qui a choisi de le
défendre plaidera l'acquittement et Jean Simon Ettori
sera acquitté par la cour d'assise de la Haute Corse le
7 juillet 1932.
|
La reddition de Jean
Simon Ettori et sa comparution aux assises. |
***
COUR D’ASSISES DE LA CORSE- Affaire ETTORI
PRÉSIDENCE DE M. LE CONSEILLER AJACCIO
Audience du 07 juillet 1932
( Extrait du BASTIA JOURNAL du
vendredi 8 juillet 1932 )
La cour d’Assises juge aujourd’hui le
dernier des bandits d’honneur du maquis Corse.
Ettori Jean-Simon, est impliqué dans deux affaires
criminelles.
L’audience est présidée par
M. le Conseiller Ajaccio, assisté de M. le Conseiller
Farinole et de M. le Juge Mondoloni.
M. l’Avocat Général Orsatelli
soutient l’accusation.
M. de Corsi est au banc de la défense.
M. Le Greffier Pieraggi donne
lecture de l’arrêt de renvoi et de l’acte d’accusation de chacune des
deux affaires.
ACTES D’ACCUSATION
Lenzi Antoine, aubergiste à Pila Canale
avait assigné devant le Juge de Paix de Petretto-Bicchisano, le nommé
Casalta Toussaint de la commune d’Argiusta-Morricio,
en payement d’une somme de quarante francs qui lui était
due depuis environ deux ans. Casalta nia la dette.
Lenzi l’établit. Une sentence du 5 février 1906 fit droit
à la demande de Lenzi tout en accordant à Casalta un
délai d’un mois pour se Libérer. Cette décision eut pour effet
d’irriter profondément Casalta Toussaint, et plus
particulièrement encore sa femme Casalta Marie qui avait la
réputation de dominer son mari et qui avait suivi de près
les péripéties de cette affaire. Dans la soirée du 3 mars 1906,
Lenzi Antoine, sa femme et ses deux filles Marie-Françoise et
Joséphine se tenaient réunis, autour du feu, dans la salle
d’auberge au rez-de-chaussée de leur maison d’habitation
qui est située sur la route départementale, à l’intérieur du
village, et à une certaine distance des maisons environnantes.
Les frères Toussaint et Dominique Casablanca passaient la
soirée avec la famille Lenzi. Vers neuf heures, un étranger
armé d’un fusil se présenta sur le seuil de la porte d’entrée
et après avoir appris que Lenzi habitait bien cette maison,
s'éloigna pour revenir quelques instants après, accompagné
de deux autres individus également munis de fusils.
Ils entrèrent sans frapper ayant armé leurs
fusils et prirent place à une table. Ils demandèrent du
vin, des cigares, et en offrirent à Lenzi, et aux
frères Casabianca. Ils leurs demandèrent des renseignements
sur leur situation de famille, les coutumes du pays,
les habitudes des gendarmes, firent même quelques tours
divertissants avec des cartes à jouer, puis vers onze heures ils
prirent congé de leurs hôtes en leur serrant la main.
Lenzi Antoine, monta se coucher au premier étage.
Les autres restèrent dans la salle du
rez-de-chaussée. Un quart d’heure s'était à peine écoulé
que les trois inconnus étaient de retour. Deux d'entre eux
pénétrèrent dans la maison, l'autre se tint devant la
porte restée ouverte. Le chef de la bande demanda aussitôt
à la dame Lenzi où était son mari, et exigea que celui-ci
revint pour lui donner une signature.
Dès que Lenzi, à moitié vêtu, reparut, il
lui demanda quelle somme pouvait lui devoir Toussaint Casalta :
« Cinquante francs en capital et frais » déclare Lenzi.
L'étranger tira de sa poche un porte-monnaie et un papier qu’il
présenta à son interlocuteur : « signez ceci » dit-il, et vous
serez payé sur le champ. Lenzi prit le papier, lut la formule de
quittance déjà écrite et l'ayant datée et signée, la rendit. L'étranger
la soumit à l'examen de son camarade qui donna son approbation, puis
la replaça dans sa poche. Il dit alors à Lenzi : « Maintenant
je vais vous payer ». Il enjoignit aussitôt à Toussaint
Casablanca de sortir les mains de la poche, et abattant son
arme il en déchargea les deux canons sur le malheureux Lenzi.
Au même instant son compagnon faisait feu par deux fois
sur Casablanca Dominique.
Les trois bandits disparurent
aussitôt. Lenzi Antoine, qui avait vainement tenté de les
poursuivre, avait été atteint par deux projectiles de gros calibre.
Le premier occasionnant une blessure mortelle avait pénétré
à la région abdominale supérieure et perforé l'estomac.
Le deuxième avait traversé de part en part la cuisse
droite à sa partie supérieure sur un trajet d’avant en arrière.
Lenzi expirait huit heures après avoir été blessé.
Casablanca
Dominique eut toute la figure et la région antérieure du cou
et du thorax criblée de petits plombs qui pénétrèrent
profondément dans les chairs. Il a survécu, mais ses blessures
ont entraîné pour lui une cécité complète.
D'autre part, Lenzi Marie-Françoise,
qui se trouvait placée derrière son père au moment où
celui-ci était blessé, a été atteinte par une balle à
la région plantaire du pied gauche et a dû subir l'amputation
au petit orteil. Sa sœur Joséphine Lenzi a été blessée
au front et au bras gauche par des petits plombs provenant de
l'arme qui avait servi à blesser Casabianca Dominique.
Bien que les auteurs de ce drame sanglant ne fussent pas
connus le signalement qui en fut donné s’appliquait
exactement aux nommés Ettori Simon, Ettori Charles,
et Taffanelli Bernardin, tous trois de Moca-Croce. Dès
le lendemain, 4 mars, Ettori Charles fut arrêté et
Taffanelli s'est constitué prisonnier le 12 juin suivant.
Ettori Simon est encore en fuite.
Après avoir nié toute
participation aux crimes commis, Ettori Charles a
reconnu avoir tiré de l'extérieur, et au hasard, un seul
coup de fusil dans la salle Lenzi D’autre part, Taffanelli
reconnait s’être tenu sur la route, pendant que. ses
compagnons avaient pénétré à l’intérieur de la maison.
La
procédure a établi que les accusés ont agi pour le
compte des conjoints Casalta Marie. C’est elle qui a
déterminé son neveu Ettori Simon à se rendre à Pila Canale
et lui a remis la quittance qu’elle avait fait rédiger
par anticipation et que Simon devait faire signer
par l’infortuné Lenzi Antoine.
Le 8 février 1916,
vers 9 heures, le brigadier de gendarmerie Andreucci et
le gendarme Dussert, tous deux à la brigade qui
résidait à Tivarello, arrivèrent au cours d’une tournée de
service, près d’une bergerie située au lieu dit « Saparello »
territoire de la commune de Bonifacio, et habitée par
Vesperini Antoine-Marie et sa famille. Ayant vu ce dernier en
train de causer près d’un rocher, à une trentaine de mètres
de sa cabane avec un étranger qui paraissait devoir appartenir à
une classe mobilisable, le brigadier de gendarmerie s’approcha
d’eux suivi du gendarme Dussert et interrogea l’inconnu sur son
identité et sur sa situation au point de vue militaire.
L’individu déclara se nommer Giacometti Charles-François
et avoir été renvoyé dans ses foyers, mais le livret militaire qu’il détenait et
sur lequel figurait le nom susdit ne contenait aucun visa, de
libération et ne paraissait nullement s’appliquer à lui.
Aussi le brigadier de gendarmerie l’invita-t-il à le suivre jusqu’à
Tivarello pour y contrôler ses dires et vérifier son identité.
L’étranger fit alors deux pas en arrière en
mettant la main droite dans la poche de sa veste. Le
brigadier se jetant aussitôt sur lui, le saisit à bras le
corps pendant que de son côté le gendarme Dussert saisissait de la
main droite par le canon, un revolver Browning que le malfaiteur
avait exhibé et dirigeait vers la tempe du brigadier.
Mais Dussert ne réussit qu’à dévier les trois coups
que l’étranger tira successivement avec son arme ;
le premier coup atteignit assez grièvement à la tête
le brigadier qui tomba inanimé ; le second coup blessa
légèrement à la tête aussi Vesperini Marc- Marie, fils de
Vesperini Antoine-Marie et soldat permissionnaire, au moment où
il accourait pour porter aide aux gendarmes ; la troisième balle
se perdit dans le gazon.
Après une courte mais terrible
lutte, le gendarme Dussert réussit à s’emparer du revolver de l’inconnu
qui alors chercha son salut dans la fuite précipitée. Le
gendarme Dussert, essaya d’abord de tirer sur lui avec le révolver
qu’il lui avait arraché, mais cette arme s’était enrayée après les
trois coups tirés par le bandit ; saisissant alors sa carabine,
il fit feu trois fois sur le fuyard sans l’atteindre ou, en tous
cas, sans le blesser, assez gravement pour arrêter sa course.
L’inconnu n’était autre que le bandit Ettori Jean-Simon, âgé de
quarante-deux ans, de Moca-Croce, qui est insoumis et qui a
été condamné par contumace à la peine de mort, par arrêt de
la Cour d’Assises de la Corse, en date du 3 juin 1913
pour une tentative d’assassinat par lui commise à Pila-Canale,
le 3 juin 1913. Son nom est du reste gravé, à la pointe
sur la plaque du revolver en question et son signalement
correspond tout fait à celui de l’auteur du crime dont
il s’agit.
Le livret militaire que détenait Ettori a été
soustrait frauduleusement, il y a quatre ou cinq ans au
nommé Giacometti Charles-François d’Urbalacone qui dû
après la disparition de son livret, s’en faire délivrer un
duplicata par l'autorité militaire.
INTERROGATOIRE
M. le Président, au début de son interrogatoire
indique que l’accusé a été condamné, en 1921, par le
Tribunal de Sartème, à deux ans de prison pour violences sur
des gendarmes.
Ettori vivait en 1906 en concubinage avec
deux femmes ; on le représente comme un homme sans moralité.
Il a gardé le maquis durant vingt-huit ans ; pendant tout ce
temps il semble n’avoir nullement joué le rôle odieux des
Spada et des Bartoli. On l’a appelé « bandit d’honneur » quoique
ces deux mots n’aillent guère ensemble.
M. le Président examine ensuite le
drame de 1906. L’accusé fournit sa propre version.
Dans la deuxième affaire, tentative
de meurtre sur des agents de la force publique, les gendarmes
lui demandèrent ses pièces d’identité. Ils constatèrent
qu’elles étaient irrégulières. Ettori prit alors une attitude
menaçante. Les gendarmes, essayèrent de le désarmer.
Ettori déchargea son arme et l’un des gendarmes fut blessé
ainsi qu’un militaire venu leur prêter main forte.
LES TEMOINS
Lenzi Marie confirme ses précédentes
déclarations ; son père n’a au aucun geste malheureux,
aucun geste de menace à l’encontre d’Ettori. La malheureuse
victime n’a nullement violenté, ni provoqué l’accusé.
Andreucci Laurent, brigadier de gendarmerie en retraite,
retrace la scène du 8 février 1916. Il ne peut affirmer
si c’est bien Ettori son agresseur de jadis ; il ne le
reconnaît pas.
Vesperini Marc-Marie ne peut pas non plus
reconnaître l’accusé.
M. l’Avocat Général Orsatelli
renonce à l’accusation en ce qui concerne la deuxième
affaire.
M. le Greffier Pieraggi donne lectures
des dépositions des témoins défaillants.
LE REQUISITOIRE
M. l’Avocat Général Orsatelli prononce
un remarquable réquisitoire. Au début il indique la
conduite d’Ettori avant et après le crime qui lui
est reproché.
Il s’attache à démontrer le
caractère négatif des vertus prêtées à l’accusé.
"Bandit d'honneur", s’exclame l’homorable organe du
Ministère Public, quelle dérision et quel non sens.
M. l’Avocat Général fait le récit du drame ; il
combat la version qui est donnée par Ettoni. ll indique
ensuite les motifs de la prescription. L’accusé d’ajourd’hui
ne peut en bénéficier et il ne doit pas être absous
alors qu’il y a plus de vingt ans ses complices
ont été sévèrement condamnés. La justice est une, on ne
doit pas, à cause du temps écoulé, fermer les yeux
sur le principal auteur d’un crime odieux. Ce serait
donnel une prime au banditisme. M. l’Avocat Général
réclame une sévère condamnation.
LA PLAIDOIRIE
Me de Corsi, en se levant au banc
de la défense, fait l’éloge de son éminent confrère
Me Campinchi. Ce maître de l'éloquence judiciaire n’a pu
quitter Paris et sa belle voix ne s’élève pas aujourd’hui dans
l’enceinte de notre Cour d’Assises. Me de Corsi indique
les liens d’amitié qui, depuis longtemps, depuis le jeune âge
des études au quartier latin, l'unissent à Me Campinchi.
Me de Corsi fait ensuite remarquer qu’Ettori
garde le maquis depuis vingt six ans. Jamais il n’a fait parler de
lui car ses mœurs étaient demeurées pures ; il n’avait ni
maîtresses à entretenir, ni entreprise à commanditer, mi
homme politique à soutenir. Ettori a vécu au maquis,
presque jamais il n’a couché sous un toit.
Ettori aurait pu attendre le 3 juin 1933 ;
il aurait à cette date bénéficié de la prescription.
S’il s’est constitué prisonnier c’est uniquement sur les
instances du Parquet d’Ajaccio.
Me de Corsi s’élève contre certaines
campagnes de presse qui, lors de l’expédition punitive entreprise
contre les bandits, ont tenté de jeter le discrédit sur la Corse.
L’éminent défenseur retrace l’histoire
d’Ettori et indique les services qu’il a rendus à la cause
de la justice. Il termine en sollicitant l’acquittement de
son client.
M. l’Avocat Génénal, dans une
remarquable réplique, justifie l’expédition entreprise contre
le banditisme et indique les résultats heureux qu’elle
a entraînés. Me de Corsi rend justice à M. le
Général Gouverneur dont le rôle dans cette expédition
a été des plus brillants et des plus heureux. A
son insu, malheureusement, des abus ont été commis.
Le défenseur, sans abandonner sa demande principale
d’acquittement, prie M. le Président de la Cour de
poser au jury la question de provocation.
LE VERDICT
Le verdict
du jury
étant négatif,
Ettori est acquitté.
|