
En ce mois de juillet 2025 j'ai ressenti le besoin de
rappeler une affaire monstrueuse qui avait choqué la
Corse toute entière en 1998 et que les journaux de
l'époque avaient intitulé alors "l'affaire du bébé
martyr de Balagne".
Il y a 27 ans, la découverte du corps à moitié calciné d'une
petite fille d'environ deux mois, dans une décharge
sauvage du col de Salvi en Balagne, avait bouleversé la
Corse. Malgré des moyens exceptionnels mis au service de
l'enquête de gendarmerie, le mystère plane encore
aujourd'hui sur ce dossier pas comme les autres. Tout comme l'identité de
la malheureuse enfant qui repose pour l'éternité dans le
petit cimetière de Lavatoghju.
Ce jour-là, l'image d'un petit cercueil de chêne blanc entouré par les
enfants de la Balagne, des centaines de personnes
bouleverse toute la Corse qui
pleure une petite fille partie seulement deux mois après
sa naissance. Peut-être trois...
Les quelques de 600 actes de procédure et plus de 400 auditions,
n'ont rien apporté à l'enquête. Aucune réponse n'a pu
être apporté sur l'identité de ce enfant dont le petit
corps à moitié calciné a été retrouvé abandonné à
l'œuvre du feu et aux immondices d'une décharge sauvage
au col de Salvi au bord de la D151 à moins de 5
kilomètres de Lavatoghju.
Ce samedi matin du 25 avril 1998 vers 7 heures,
Jean-Jacques Brisse, un ancien légionnaire de 44 ans qui
a l'habitude de courir entre le hameau du Fangu où il
réside, et le village de Montemaggiore, découvre avec
horreur une scène macabre. Près de la
décharge du col de Salvi, sa foulée se fige; Il comprend en quelques secondes qu'il n'y a
plus rien à faire, recouvre le corps de la petite fille
comme il peut avec un sac en plastique et repart en
toute hâte pour donner l'alerte.
Un feuilleton des plus angoissants vient de débuter, il
va étreindre pendant plusieurs mois toute une
microrégion, jusqu'au malaise que d'aucuns ressentent
encore aujourd'hui. L'affaire dite du bébé martyr entre
brutalement dans l'histoire contemporaine de la Corse
pour y écrire un trop sombre chapitre. Le bébé martyr,
Jean-Baptiste Suzzoni l'a désigné ainsi dans l'un de ses
articles consacrés à ce fait divers sans précédent.
L'appellation restera, jusqu'à devenir le nom d'un
dossier judiciaire et celui d'une longue enquête.
« Cette affaire a vraiment secoué la Balagne, se
souvient l'ancien chef de l'agence calvaise de
Corse-Matin. Surtout quand tout le monde a su que
l'enfant avait au moins deux mois, qu'elle avait un peu
vécu et reçu de l'attention avant cette fin horrible. On
se disait alors qu'une famille corse ne pouvait être à
l'origine de cette tragédie. »
Aujourd'hui curé de Sartène, Pierre Bertoni était alors,
à 31 ans, un Calvais membre actif de la confrérie
locale. Il n'a pas oublié la réflexion qui prévalait à
l'évocation de ce drame, en référence aux valeurs
ancestrales de la société corse. « Quand un enfant
naturel naissait, tout était fait pour éviter le
déshonneur d'une mère, mais aussi pour préserver
l'enfant du malheur. On le confiait à des proches, à une
autre famille, pour qu'il puisse malgré tout être élevé
et faire sa vie. »
Une telle affaire aurait sans doute été banalisée dans
le contexte social d'une banlieue parisienne. Pas en
Corse où la fin atroce du pauvre nourrisson ne passe
pas.
Les enquêteurs de la gendarmerie nationale travaillent
sur la base d'une information judiciaire ouverte pour
homicide volontaire sur mineur de moins de 15 ans. Sous
l'autorité du magistrat instructeur Gérard Egron-Reverseau,
un dispositif exceptionnel se met progressivement en
place jusqu'à la constitution d'une cellule spéciale
d'investigation, une équipe de gendarmes dirigée par le
major Jean-Luc Martinaud. Lui et ses hommes savent
qu'ils sont sur une enquête hors-norme, à partir d'un
fait divers qui fait voler en éclat les codes ancestraux
d'une société corse profondément ancrée dans les valeurs
familiales. « Martinaud et son équipe se sont pleinement
investis. La nature de ce dossier avait commandé cet
exceptionnel dispositif que j'avais volontiers appuyé.
Tout le monde était marqué par la découverte de ce bébé
calciné, raconte le magistrat revenu à Bastia en tant
que juge des contentieux et de la protection, après
avoir exercé en Guadeloupe. À l'époque, nous étions
partis sur des axes d'enquête et des hypothèses de
travail qui nous paraissaient logiques.»
Comment et pourquoi un bébé avait-il pu être déposé dans
une décharge ? Telle est alors la terrible question, et
le seul fait d'imaginer un début de réponse fait déjà
froid dans le dos, mais les enquêteurs ciblent ce qui
est le plus pertinent : un couple, un environnement
familial, voire une jeune femme isolée. Un foyer au sein
duquel cet enfant aurait pu voir le jour. « Sur la
Balagne, le bassin de population n'était pas non plus
énorme au point de ne pas pouvoir recenser les
déclarations de grossesse, avant de s'assurer ensuite si
l'enfant était toujours là ou pas », se souvient Gérard
Egron-Reverseau.
Mais voilà, l'orientation la plus logique n'offrira pas
l'ombre d'une piste aux enquêteurs. Ils avaient pourtant
mené les investigations sur un périmètre élargi au-delà
de la Balagne, profitant des commissions rogatoires
délivrées par le magistrat, allant jusqu'à visiter les
pharmacies et les laboratoires d'analyses. Auparavant,
les gendarmes avaient passé le terrain au peigne fin,
multipliant les auditions, ne négligeant aucun
témoignage. Quelques jours après l'horrible découverte,
le portrait-robot d'un homme qui aurait été vu sur le
site est diffusé dans les colonnes de Corse-Matin. C'est
un témoin potentiel qui est recherché, pas un suspect.
Un appel général aux « témoignages objectifs » est
lancé, car la rumeur commence à faire son chemin, et les
enquêteurs veulent préserver le dossier du syndrome de
l'affaire Gregory. « Tant que le ou les auteurs de
l'abominable crime n'auront pas été démasqués, l'énigme
du col de Salvi alimentera la terrible rumeur », écrit
Jean-Baptiste Suzzoni dans Corse-Matin, le lendemain des
résultats de l'autopsie pratiquée par le docteur Rovere,
médecin légiste de Haute-Corse, avec le renfort de deux
spécialistes venus de Bordeaux.
L'examen révèle que le corps a été déposé au moins la veille de sa découverte
dans la décharge, que le nourrisson avait entre deux et
quatre mois. Il aurait été déposé vivant parmi les
immondices.
Tout en répertoriant les 400 naissances depuis le début
de l'année sur l'ensemble de la Haute-Corse, vérifiant
la présence effective de tous les nouveau-nés dans leurs
foyers, l'enquête recouvrira, au total, environ 600
actes de procédures, plus de 400 auditions, sans
parvenir à identifier une piste sérieuse. « Dans ce
dossier, insiste Gérard Egron-Reverseau, nous n'avons
jamais placé qui que ce soit en garde à vue, nous
n'avons mis personne sur écoute téléphonique. On se
disait que l'auteur avait bien fait une bêtise à un
moment donné, qu'on allait finir par avoir un petit bout
de fil à tirer, et pourtant... »
Étudiée sur la base d'un renseignement, la piste du rite
satanique n'aura pas plus de succès. Les investigations
orientées dans le Var non plus. Les gendarmes
abdiqueront avec le sentiment d'avoir heurté un mur,
mais tout autant frustrés de ne pas avoir pu creuser là
où se cachait peut-être la vérité.
« La seule piste sur laquelle nous n'avons pas pu
travailler, c'est celle de l'Est », avait confié un
enquêteur à un journaliste. Référence à la légion
étrangère, au 2e Rep de Calvi, en particulier à une
partie de ses effectifs venus de l'Europe de l'Est. La
vérité est-elle restée dans l'ombre du camp Raffalli,
dans l'intimité de l'improbable vie privée d'un jeune
soldat ? 25 ans après, le magistrat instructeur n'a pas
oublié les obstacles alors dressés sur le chemin des
enquêteurs, au seuil d'un monde militaire impénétrable.
« Nos enquêteurs avaient identifié une petite
communauté de compagnes en s'intéressant à tout ce qui
pouvait évoluer à la périphérie de ces légionnaires
venus de l'Europe de l'Est. On supposait alors qu'ils
pouvaient être là avec des compagnes pas forcément
déclarées. Peut-être installées dans le sud de la
France, elles pouvaient se déplacer pendant des périodes
de permission. Rien n'a pu être vérifié, pas même le
lieu de vie des compagnes supposées. » Le juge Egron-Reverseau
reste persuadé que l'exploration d'une piste éventuelle
aurait été difficile si elle avait fini par se
dessiner. « Les jeunes légionnaires devaient respecter
un point du règlement implacable : l'interdiction
d'avoir officiellement une famille pendant leur première
année de service, donc de faire une déclaration de
paternité. »
Le 13 mai 1998, les enquêteurs étaient présents, aussi,
lors des poignantes obsèques de l'enfant, inhumée au
cimetière de Lavatoghju et revêtue du vêtement
baptismal. Le bébé martyr avait été prénommé Maria-Agnulella-Innucenza
à l'heure de son voyage trop précoce vers la vie
éternelle.
« Pour te dire avec tout notre cœur notre
amour fraternel, nous te donnons un prénom. Un prénom
pour que tu ne sois pas une anonyme, mais une vraie
personne à laquelle nous pensons, en présence de Dieu »,
déclara l'archiprêtre Pierre Pinelli, alors vicaire
forain de Balagne. Aujourd'hui retiré à Sainte-Marie-Siché,
il n'a pas oublié l'épisode. « Il a incontestablement
marqué mon ministère. J'ai pourtant enterré beaucoup
d'enfants, mais les circonstances de cette disparition
étaient particulières. Nous vivions alors des instants
pénibles, une tragédie devant laquelle on reste vraiment
sans voix. Devant le cercueil de cette pauvre enfant,
devant une communauté consternée et en l'absence de
famille, j'avais tout de même parlé de l'impossibilité
de juger, et surtout de la miséricorde de Dieu.
Au col de Salvi, la sinistre décharge a depuis longtemps
disparu. Une stèle qui rend hommage à Maria-Agnulella-Innucenza
attire désormais le regard, invite au recueillement et à
la pensée qui confronte malgré tout le visiteur à un
mystère qui apparaît plus que jamais dans sa dimension
éternelle. Jean-Baptiste Suzzoni s'efforce malgré tout,
25 ans après, de voir en ce lieu autre chose que ce qui
fut le terrible bûcher de l'innocence. « Au moins, il a
été sacralisé. »
( Résumé à partir d'extraits de différents
journaux de l'époque )
( Photos : JST - Lavatoghju-cénotaphe
à la mémoire du bébé martyr-Col de Salvi )