J'ai souvent entendu
répéter ces mots: "In corsica, tanti paesi,
tante usanze" (en corse, autant de
villages, autant d'habitudes). Chaque région de
l'île a su conserver comme autant de trésors,
ses traditions, ses usages et ses coutumes.
A Travers les siècles, la tradition
orale a perpétué le mythe de l'étrange et du merveilleux. La
mémoire des Corses, chargée d'histoire et de culture, s'est
transmise de génération en génération jusqu'en des temps pas
très lointains.
Aujourd'hui, lorsque ce passé dilué nous
parvient à travers les bribes du souvenir de notre enfance,
nous cherchons à en restituer l'essence avec parfois une
nostalgie infinie.
Un lieu, des visages graves sur quelques
photos jaunies, nous interrogent et nous plongent dans un
univers révolu d'us, de coutumes et de croyances.
Chaque village, chaque
hameau a son église. Devant cette église il y a
le plus souvent un arbre: un chêne, un
châtaignier, un olivier, quelquefois un
tilleul, mais jamais un noyer car son
ombre est mauvaise: "Ne t'endors jamais sous un
noyer!" conseille le dicton.
Habitués à vivre dans un
univers de silence et de solitude, dans leurs
villages où ne passait aucune route, les bergers
étaient portés vers le mystérieux.
Ils lisaient
l'avenir dans les oeufs, dans l'omoplate d'un
agneau sacrifié, croyaient aux mauvais esprits,
à ces Steghe (sorcières) qui
prenaient l'apparence de vieilles femmes ou
savaient se rendre invisibles afin de
s'introduire la nuit dans les maisons pour boire
le sang des petits enfants.
Ils croyaient fermement
aux Acciatori, ces esprits
invisibles qui, au détour d'un chemin, armés
d'une hache, se jetaient sur les passants et
leur fendaient le crâne.
Ils croyaient aux présages
qu'ils devinaient dans le vol des oiseaux,
l'aspect du ciel, le comportement des animaux.
Ils ont vu les Spiriti (les
esprits) défiler en procession et récitant le
chapelet devant la porte des agonisants, entendu
les roulements de tambour annonçant une mort
prochaine... La religion se mêlait aux pires
superstitions.
Un
progrès que nous aimons à signaler dans notre pays,
c'est la disparition presque complète des nombreuses
superstitions qui s'observaient autrefois. S'il reste
encore quelques regrettables préjugés en Corse, ils sont
refoulés dans certaines contrées reculées, et ils n'ont
plus aucune autorité ni influence sur l'esprit des
habitants, si l'on excepte quelques vieilles femmes trop
crédules et qui n'appartiennent pas à cette nouvelle
génération.
La
chouette, avec son cri interrompu et lugubre, n'est plus
l'oiseau de la mort. Le chant faible et sépulcral du
hibou ne fait plus aucune impression,
même sur les enfants les plus timides. On n'entend plus
sonner le tambour à minuit comme indice de la
prochaine mort de quelqu'un dans le village.
Les aboiements nocturnes des chiens ne sont plus d'un
mauvais augure. Les morte ne viennent plus du cimetière
pour réciter le chapelet à celui qui, dans peu de jours,
doit les rejoindre. La voix nocturne n'appelle plus
celui qui doit bientôt mourir. Le chant de la poule
n'apporte plus de malheur dans la maison. Les esprits
follets ne se font plus voir sous diverses formes pour
tourmenter les hommes. Les sorciers ont tous disparu, et
les mères n'attachent plus de talismans au. cou de leurs
enfante, pour éloigner ces envoyés de l'enfer qui
venaient leur sucer le sang dans le berceau. Enfin, les
ouragans et les tempêtes ne sont plus les indices de
quelque sanglante catastrophe.
Ces anciennes superstitions ne sont plus, pour la
génération actuelle, que des légendes et des contes,
qu'elle aime à entendre raconter au foyer comme
passe-temps dans les longues soirées d'hiver.
LA
FATTURA
Cependant
il nous reste encore la fattura,
c'est-à-dire le mauvais oeil. La fattura ou jattatura,
comme l'appellent les Napolitains, est toujours
l'épouvantail des Italiens, surtout des habitante des
Deux-Siciles, où la croyance en est tellement enracinée,
que les personnes suspectes de jeter avec leurs regards
le mauvais oeil, sont évitées comme des pestiférés.
En Corse, on ne désigne jamais personne comme possédant
cet esprit malfaisant; mais si quelqu'un s'approche d'un
enfant et lui dit qu'il est beau, sage, etc.., il faut
qu'il y joigne : Que Dieu le bénisse, autrement la mère,
ou la personne qui tient l'enfant, lui fait des
reproches.
Lorsqu'une femme craint que son fils soit
innochiato, frappé du mauvais oeil, elle
s'empresse d'appeler la femme qui sache le charmer.
Cette femme, qui jouit de la réputation de guérir les
enfants atteints de cette maladie, arrive, regarde
l'enfant, et puis elle se fait apprêter une lampe de
cuisine en fer, qu'elle allume ; elle fait ensuite
verser de l'eau dans une assiette qu'elle confie à une
personne qui se trouve dans la maison ; tout cela fait,
elle commence par se signer trois fois de la croix et
récite en secret des prières. Lorsqu'elle a fini, elle
recommence le signe de la croix, et faisant apporter
l'assiette qui contient l'eau, au-dessus de la tête de
l'enfant, elle plonge deux de ses doigte dans l'huile de
la lampe et laisse tomber quelques gouttes dans
l'assiette: c'est d'après les formes que ces gouttes
d'huile prennent en tombant dans l'eau qu'elle prononce
les oracles.
Si les
gouttes d'huile ne donnent pas à la femme une assurance
complète que l'enfant soit atteint parle mauvais oeil,
alors elle renouvelle le charme pour le mal des vers,
dont les enfants sont souvent exposés à être tourmentés.
Pour procéder à celle opération, elle prend une balle de
plomb, qu'elle met dans une lampe en fer sans huile;
elle place cette lampe sur les charbons ardente ;
lorsque le plomb est fondu, elle prend une assiette où
l'on a versé de l'eau, et après s'être signée encore
trois fois du signe de la croix et avoir dit des mots en
secret, elle verse le plomb fondu dans l'assiette. Si le
métal, en louchant l'eau, se sépare en lignes se
dirigeant d'un côté et d'autre, alors le malade est
vraiment atteint par les vers; mais si le plomb forme
une masse, elle prononce ses oracles el affirme que le
mal des vers n'y est pour rien.
Enfin, si dans le mauvais oeil, comme dans le mal des
vers, les signes se montrent apparents par l'effet que
produit le charme sur le malade, la femme prononce la
guérison complète et instantanée de l'enfant.
Les curés et tes prêtres n'ont pas failli à leurs
devoirs, qui étaient de prémunir la population contre ce
sortilège et cette impiété ; malheureusement ils n'ont
pu jusqu'à présent obtenir de ces femmes qu'elles
renoncent à leurs enchantements, ni même qu'elles
cessent d'y croire.
L'INGERMATURA
Une autre
superstition encore plus curieuse, c'est l'Ingermatura
ou charme contre tout attentat à la vie de l'homme, et
surtout contre les coups
d'armes à feu et les coups d'armes blanches.
Les bandits qui avaient porté la désolation et la mort
dans tant de familles, et qui avaient jeté la terreur
dans certaines contrées de l'Île; ces scélérats, qui
avaient souillé leur âme dans les crimes les plus
atroces, conservaient encore quelque crainte de Dieu, el
ils espéraient vivre assez vieux pour avoir le temps de
se repentir et obtenir le pardon de tous leurs méfaits.
A cet effet, ils suspendaient à leur cou dés médailles
bénites, des scapulaires et d'autres objets sacrés
moyennant lesquels ils se croyaient ingermati,
c'est-à-dire invulnérables.
Dans les annales néfastes du banditisme, nous pourrions
citer quelques-uns de ces criminels qui, après avoir
trempé leurs mains dans le sang de leurs semblables pour
exercer leur vengeance, ont en effet réussi à se
soustraire sains et saufs aux persécutions de leurs
ennemis et de la force publique par l'effet des
scapulaires qu'ils portaient sur eux, et qui sont
ensuite allés sur le Continent expier leurs forfaits
dans les couvents, et ont passé le reste de leurs jours
dans la plus austère pénitence. |