Tenant parfois en haleine son
auditoire pendant toute une soirée, le conteur a transmis de
génération en génération, à la faveur de ces longues nuits
hivernales, une tradition orale où l'imaginaire et
l'histoire du pays ont forgé au fil des siècles l'identité
de l'âme corse. N'est pas conteur qui veut. Celui-ci est
généralement pourvu d'une impressionnante mémoire et possède
une imagination fertile et inépuisable. D'esprit vif, le
conteur porte en lui avec talent l'humour et la gravité.
Enfin, il possède à merveille le don de captiver son
auditoire, le faisant rire ou pleurer, trembler ou rêver
selon sa volonté. Cétait jadis en bonne partie sur lui que
reposait la réussite d'une soirée, et nulle maison n'avait
autant de visiteurs que celle où le conteur le plus réputé
venait passer la veillée.
Des vieux au visage parcheminé qui
fumaient leur pipe d'erba tabacca, jusqu'aux
plus jeunes enfants assis par terre, tous écoutaient
émerveillés celui qui racontait si bien les histoires de
streghe (sorcières) ou de murtulaghji
(revenants). Mais son répertoire contenait encore toutes les
légendes de fées, de lutins, de monstres et autres démons
qui peuplaient un monde imaginaire et mystérieux...
En
hiver, les paysans rentrent tôt au village car les jours
sont courts et la nuit tombe vite. Les outils sont remisés,
dans le champ, la charrue est abandonnée et les bêtes sont
mises à l'abri. Il ne faut pas s'attarder en chemin car on a
peur de ces ténèbres qui sont l'univers des
mazzeri (sorciers), des steghe
(sorcières), des murtulaghji
(revenants), des diavuli (diables) et autres
démons.
On se hâte de rentrer au logis pour
préparer la veillée qui rassemblera tout le monde autour de
l'immense
fucone.
Chaque soir, après avoir soupé, on se
rend dans la maison d'un voisin, d'un parent ou d'un ami
pour se joindre à la veillée (veghja) que
chacun organise à son tour. L'atmosphère y est chaque fois
différente car il y a toujours un conteur inspiré, un témoin
auquel est survenu une aventure, un évènement à raconter...
Autant d'histoires envoûtantes, étranges et fantastiques qui
font vibrer ces heures dans la nuit noire et que
l'imaginaire de nos jeunes années emporte bien au delà de
nos rêves.
Dans la grande salle aux murs noircis
et faiblement
éclairée, assis autour de l'âtre où brûle une grosse bûche,
on se serre pour faire place au nouvel arrivant qui vient de
frapper à la porte d'entrée. Mamone
(grand-mère) a mis à rôtir dans le testu
(poêle) une grosse poignée de châtaignes cueillies
aujourd'hui et Babone (grand-père) a
posé sur la table une bouteille de vin de sa vigne.
Malgré l'épaisse fumée qui nous pique
les yeux, nous les enfants, silencieux, immobiles et
sur nos gardes, évitant d'attirer l'attention des adultes de
peur qu'ils ne nous envoient nous coucher, nous écoutons
suspendus aux lèvres du conteur ces
fole (histoires) qui pouvaient nous faire
rire, pleurer, trembler ou rêver à volonté et que la
nostalgie me rappelle aujourd'hui...
Babone (grand-père)
découpe avec patience la feuille d'erba a tabaccu (herbe à
tabac) qu'il tient au creux de sa main, bourre lentement sa
longue pipe de bruyère,
l'allume avec un tison, tire sa première bouffée et prononce
lentement ces mots magiques : "C'era una volta ..." (Il était
une fois...). |