Le vieux Muzzarettu qui fut le
dernier bandit d'honneur à tenir le maquis pendant 25
ans se plaisait à répéter : Noi alti banditi, i
travagli forzati, i femu ne a macchia cun e bestie
salvatiche ! ( Nous autres bandits, les travaux
forcés, nous les faisons dans le maquis avec les bêtes
sauvages ! )...
Condamné à mort par contumace, il
fit l'objet d'un bulletin de recherche de la sûreté
nationale.
Marc Antoine ALFONSI est né né le
15 novembre 1866, à Capo sobrano, une petite ferme
juchée sur un mamelon et dépendant de Grossa, village
construit comme un fortin à plus de 500 mètres
d’altitude.
Antoine Marc est le cadet d’une
famille assez nombreuse : cinq frères et deux sœurs. Les
Alfonsi, de père en fils, sont tous nés à Capo sobrano.
De la ferme au village, il y a
quatre bons kilomètres. Aussi ses parents
négligèrent-ils de l’envoyer à l’école et très tôt, il
apprend les travaux des champs, la garde du bétail, les
soins à la vigne, l’apprentissage de la chasse et le
maniement de la carabine. Tout jeune, il accompagnait
déjà son père dans ses battues au sanglier à travers le
maquis immense qui s’étend du menhir de Campomoro au
Lion de Roccapina.
A l’occasion de l’anniversaire de
ses 16 ans, son père, Jean-Dominique Alfonsi, lui fait le
plus beau cadeau du monde : un fusil de chasse.
C’est de cette époque que date le sobriquet que ses
camarades lui attribuèrent : Muzzarettu. (Petit mulet).
A la fin de sa vingtième aimée, le 10 mai 1887
exactement, il épouse à Grossa une jeune fille prénommée
Paolina Tomasi (1866-1940) et ensemble, ils quittent
Capo Soprano pour s'installer au lieu dit Bizzicoroso
dans une petite ferme dont il va s'attacher à mettre la
terre en valeur.
Jouissant d'une bonne réputation, très sociable, il a
beaucoup d'amis dans le canton et la salle de la petite
ferme est toujours pleine de joyeux convives.
Muzzarettu est le père de cinq enfants :
quatre garçons et une fille. Trois de ses fils et son
gendre ont été tués à la guerre de 14-18. Comme beaucoup
de familles, les Corses ont payé un lourd tribut aux
combats. A l’armistice, il ne lui reste plus qu’un fils,
Napoléon-Annibal, qui deviendra facteur dans une petite
ville de la Côte d’Azur. Il s’est marié en Corse, puis
il est parti pour le continent et il n'est revenu au pays
que deux fois en vingt-cinq ans. Muzzarellu reste donc
seul avec sa femme après avoir donné à la France trois
fils et le mari de sa fille.
En dépit des deuils, des chagrins, des misères, le temps
passe et Muzzarellu continue à cultiver sa terre et
à louer ses bras.
C'est
en 1931 que tout va basculer.
Muzzarettu vient d'avoir 66 ans.
A cette époque, le maquis abrite une poignée de bandits
percepteurs qui, pour se procurer des moyens
d’existence, rançonnent sans vergogne les propriétaires
et les commerçants aisés de la région.
Il y a Spada qui a repris la succession de Romanetti, à
Calcatoggio, Rutili, qui est revenu aveugle des travaux
forcés, Caviglioli avec Bartoli, qui règnent dans les
cantons de Zicavo et de Sainte-Marie Siché.
C’est justement à la suite d'une discussion à
propos de Bartoli que le malheur s'est abattu sur
Muzzarellu.
La bande à Bartoli veut faire tuer un de ses cousins.
Muzzarellu en discute sur la place du village de Grossa
avec Victor, un de ses neveux qui n'est pas d'accord
avec lui. Victor est un gamin de 20 ans au sang
bouillant et à la mentalité mauvaise. La discussion
s'envenime et dégénère rapidement en dispute.
"Que veux-tu faire, à ton âge ? Tu n’oserais quand même
pas résister au fameux Bartoli !"
Joignant le geste à la parole, le neveu administre une
gifle magistrale au vieil homme, là, au milieu des gens
du village que la dispute a rassemblés sur la place.
Muzzarettu, élevé dans l'honneur et le respect des
personnes âgées ne peut laisser passer un tel
affront. Son honneur était en jeu.
Il court prendre son
fusil et revint sur la place où Victor se vente de son
exploit.
Le vieil homme épaule, vise et
tire par deux fois sur son neveu qui s'écroule le crâne
fracassé.
Dès lors commence pour Muzzarettu
une vie d'errance à travers le maquis Corse.
Aussitôt informés du drame, une vingtaine de gendarmes
se lancent à sa poursuite.
Ils organisent des battues, tendent des embuscades ;
mais Muzzarettu à des parents et des amis dans tout le
canton qui le cachent et le nourrissent. Il est
régulièrement averti des mouvements de la maréchaussée.
Arrêté quelques mois plus tard, Muzzarettu est conduit à
la prison d'Ajaccio où il effectue quatre mois de
préventive avant d'être jugé et acquitté par le tribunal
de Bastia.
Après son acquittement, il revient au village où
des visages hostiles accueillent mon retour ; l’esprit
de vengeance règne dans le clan de la victime. Muzzarettu comprend
qu’un jour ou l’autre, la vendetta va se déclencher.
Un matin, Antoine-Jean
Gianinni, un oncle de Victor, se poste dans un buisson
et attend patiemment Muzzarettu. Enfin il l’aperçoit.
Il tire un coup de feu. Par bonheur, il le manque ; mais
la guerre était de nouveau déclarée entre les deux
familles.
Garde-toi... Je me garde !
Désormais Muzzarettu ne sort plus sans son fusil.
Des mois s’écoulèrent sans
autres incidents.
Des médiateurs, des paceri,viennent,
selon l’usage, proposer un traité de paix.
Par ce traité, la guerre
cessera entre les Alfonsi et les Gianinni. L'honneur des
deux familles sera sauvegardé. Seulement, voilà ! Une
des clauses de ce traité stipule que Muzzarettu devra
quitter le village avec sa femme et ne pas habiter à
moins de 50 kilomètres de Grossa.
Pour éviter un nouveau
drame, Muzzarettu accepte le marché.
les ennemis font la paix.
Le traité en bonne et due
forme est signé devant témoins dans la paroisse de
Grossa.
Muzzarettu émigre donc avec
sa femme au village d’Arbellara, dans le canton d’Olmeto
ou il a trouvé une place de fermier dans une petite
exploitation.
Quelque temps plus tard, son
épouse Paolina décède rapidement d'un mal mystérieux.
Plus tard, Muzzarettu va faire connaissance d'une femme
d'Arbellara. Mais la famille voyait cette idylle d'un très
mauvais œil et le père de la jeune femme vient trouver Muzzarettu : "Muzzarettu, pars d’ici avant
qu’il soit trop tard ; tu n’es pas un homme pour ma
fille !".
Muzzarettu choisi de
partir et s'installe à Porto-Pollo où il va vivre de
longues années paisibles en chassant, pêchant et
travaillant la terre jusqu'à ce que, en 1939, en période
d'occupation, sa logeuse, une dame Paoletti, avec
la complicité du secrétaire de mairie, un nommé Jacques Pipari,
lui dérobe ses armes, fasse déménager ses quelques
meubles et le dénonce aux italiens pour pouvoir
récupérer le logement.
Quelques jours plus tard, Muzzarettu abat Pipari.
Mais sa vengeance n'est pas
complète. Il reste la dame Paoletti. Celle-ci a engagé
un nommé Pianelli pour l'abattre. Pianelli sera tué à
son tour sur la route de Propriano.
De peur de subir le même sort, Mme Paoletti quitte
précipitamment sa maison pour se réfugier à Ajaccio.
Sa soif de vengeance éteinte,
après la mort de Pianelli et surtout après celle de
Pipari, Muzzarettu se réfugie à nouveau dans le maquis
non loin de la route qui mène de Grossa à Portigliolo.
Mais en juillet 1944 - probablement vendu par un de ses parents qui le
ravitaillait - croyant à d’inoffensifs promeneurs
qui lui demandent leur chemin, il est ceinturé à bras le
corps par deux gendarmes en civil qui lui passent les
menottes et le conduisent en voiture de Portigliolo à
Sartène avant qu'il ne soit transféré quelques jours
plus tard à la prison d'Ajaccio. Il est alors âgé de 78
ans.
Examiné par le médecin de la prison pour un bouton mal
soigné qui est en train de lui ronger le visage,
Muzzarettu est transféré à l'hôpital Eugénie d'où, avec
la complicité d'amis, il arrive à s'évader par la
fenêtre grâce à une échelle laissée par hasard contre le
mur. Dans la rue, des amis ajacciens l’attendaient avec des
souliers et des vêtements chauds.
Deux jours après, ses amis lui procurent une barque de
pêche. Il embarque quelques vivres et de l’eau; et il
part à la voile, tout seul en direction de Campomoro au sud du golfe de Valinco
où il va aussitôt rejoindre son palais vert et reprendre
sa vie aventureuse.
Moins d'un mois plus tard, la cour d'assises le condamne
par contumace aux travaux forcés à perpétuité.
Le 7 juin 1945, il est condamné à mort pour les meurtres
de Piperi et de Pianelli mais cela n'a pour lui aucune
importance.
Le 22 août 1945, entre
Tizzano et Campomoro il est interpellé par les gendarmes
de Grossa qui lui intiment l'ordre de se rendre. Pour
toute réponse, il fait feu et blesse l'un d'eux. On
parlemente et les gendarmes s'en vont avec leur blessé
tandis que Muzzarettu retourne au maquis.
Mais le mal affreux dont il souffre fait des ravages.
Les gendarmes laissent désormais le vieux bandit en paix
qui n'hésite plus à mener une vie presque normale entre
Sartène et Campomoro tout en demeurant dans une bergerie
au dessus de Portigliolo ou dans une grotte au dessus de
Grossa.
Son cancer a progressé de façon spectaculaire au point
de le défigurer. Une partie du nez, de la mâchoire, de
la lèvre supérieure emportées, il ne peut presque plus
s'alimenter et endure d'atroces souffrances.
En décembre 1951, un moine du couvent San Damiano à
Sartène lui propose son aide. Il accepte.
Soigné, logé, nourri, Muzzarettu, qui ne parlait plus
que de se suicider, est touché par la grâce divine. Un
soir d'hiver, il tombe dans le coma.
Le 23 février 1952, à 7 heures du matin, il rend le
dernier soupir. Ses obsèques
se déroulent le lendemain dans l'église des moines.
Muzarettu a été inhumé à quelques
centaines de mètres de son village natal de Grossa, au
pied d'un énorme rocher, sous un chêne vert au dessous
de la route avec sur sa poitrine une
médaille de la vierge qu'il y avait lui-même placée. Il
avait 86 ans.
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