Dans un
village reculé, quelque part dans l'ancienne piève de
Sia en Corse, il y avait, il y a
bien longtemps, deux soeurs. L'une, Caterina était très
riche et l'autre, Barbara, était très pauvre.
La
pauvre, qui avait six enfants, demanda un jour à sa
soeur de lui donner un morceau de pain pour ses enfants
qui n'avaient plus rien à manger. Mais Caterina le lui
refusa en disant : " Si tu veux que je te nourrisse,
viens cuire mon pain et faire ma lessive ".
La
malheureuse accepta et, en échange, sa soeur lui donnait
la moitié d'une miche par jour. Cela était bien peu pour
Barbara et ses six enfants ; aussi la pauvre femme, une
fois son ouvrage fini, s'en retournait chez elle avec
ses mains chargées de pâte ; alors elle les lavait bien
dans l'eau, faisait une bouillie et nourrissait ainsi
ses petits enfants.
Les fils
de Caterina, la méchante sœur, quoiqu'ils eussent tout
ce qu'ils pouvaient désirer étaient, au contraire,
malingres et chétifs; personne ne pouvait les voir sans
s'écrier aussitôt : - « Ah! les pauvres petits! ».
Aussi, Caterina était jalouse des enfants de sa sœur.
- «
Comment peuvent-ils être si gras et si beaux ? se
disait-elle. Ils ne mangent pas grand chose de bon et
ils sont mieux portants que les miens, qui ont tout ce
qu'ils désirent. » Or, un jour, tandis que Barbara
faisait le pain, Caterina se rendit à la maison de sa
sœur afin de voir ce que mangeaient ses petits enfants.
- « Eh
bien! avez-vous déjeuné ce matin ?
- Oui, ma
tante.
-
Qu'est-ce qu'on vous a donné ?
- Notre
mère nous a fait de la bouillie.
- Et où
a-t-elle pris la farine ? Est-ce que vous en avez à la
maison ?
- Non,
mais notre mère arrive les mains toutes blanches, elle
les lave dans de l'eau et puis met la marmite au feu.
Bientôt la bouillie est faite et nous la mangeons.
- Ah! se
dit la méchante Caterina, ainsi ma sœur emporte de la
pâte qu'elle me vole ; je l'en empêcherai bien, à
l'avenir. »
Dès ce
jour, Barbara fut obligée de se laver les mains avant de
quitter la maison de sa soeur.
Il arriva
que les pauvres petits, ne mangeant plus de bouillie,
devinrent aussi maigres que les fils de la méchante
Caterina qui était contente de voir qu'elle avait bien
réussi, diminuait de jour en jour le morceau de pain
qu'elle donnait à sa sœur.
Il arriva
qu'un soir, Barbara n'eut plus rien à offrir à ses
enfants. Elle s'assit tristement auprès du feu et se
mit à pleurer.
- «
Qu'as-tu, mère? » lui demandèrent ses fils.
La pauvre
femme baissa la tête et ne répondit rien.
La voyant
si triste, l'aîné crut qu'elle était malade et garda le
silence ; mais la faim l'emportant, il lui dit bientôt
tristement :
- « J'ai
faim, j'ai bien faim. » Le plus jeune, que la peur de
faire souffrir sa mère avait tenu à distance, se
rapprocha aussi peu à peu et dit en l'embrassant :
- « Ma
bonne mère, si tu savais comme j'ai faim! »
Et comme
elle ne répondait rien, tous les autres se mirent aussi
à pleurer.
Tout à
coup Barbara parut se réveiller d'un pénible sommeil.
- «
Qu'est-ce que vous avez, mes enfants? Pourquoi
pleurez-vous ?
- Nous
avons faim.
- Eh bien
! nous avons de l'argent et bientôt nous ferons une
bonne soupe ; toi, François, va chercher de l'eau dans
la marmite; Jean ira prendre du bois et nous allumera un
grand feu.
Ne
pleurez plus, je vais acheter beaucoup de viande et je
reviens tout de suite. »
Et
Barbara sortit de la maison pour se rendre chez sa soeur
Caterina.
- « Ma
sœur, ma bonne petite sœur, veux-tu me donner un peu de
pain pour que j'en nourrisse mes enfants ?
- Je ne
donne rien ; lorsqu'on veut du pain, on le gagne.
- Je t'en
supplie ! si tu me refuses, nous mourrons tous de faim !
- Cela ne
me regarde pas ; je t'ai toujours payée lorsque tu as
travaillé chez moi ; je ne te dois plus rien. »
Barbara s'en retourna bien triste.
- Que
vais-je bien pouvoir donner à mes enfants ? se disait
elle ; s'ils pouvaient seulement attendre jusqu'à
demain, je me procurerai peut-être quelque chose. »
Tout à
coup elle eut une idée ; elle ramassa trois grosses
pierres et les enveloppa dans du papier.
Arrivée à
la maison, elle parut toute joyeuse.
- «
François, as-tu été chercher de l'eau ?
- Oui,
mère; est-ce que tu as de la viande?
-
Parfaitement. Et toi, Jean, as-tu apporté du bois ?
- J'en ai
fait un grand tas ; dis-moi, est-ce que la viande
restera longtemps à cuire?
— Non,
mes chers petits, non. Allez-vous en jouer en attendant
; lorsqu'elle sera cuite je vous appellerai. »
Tous les
enfants s'en allèrent joyeux.
- « Quel
bonheur, nous devons manger ! » se disaient-ils.
Barbara, en attendant, avait mis au feu la marmite et y
avait placé les trois pierres.
Quelque
temps après, les enfants rentrèrent.
- «
Est-ce que la viande est cuite?
- Non,
pas encore.
-
Faudra-t-il attendre longtemps?
- Ce sera
bientôt fait; allez encore vous amuser. »
Mais les
pauvres petits ne bougèrent pas, car ils n'avaient plus
de force pour jouer. Après quelque temps, l'aîné demanda
de nouveau :
- « Mère,
j'ai faim ; la viande n'est-elle point encore cuite ?
Regarde bien pour voir si tu ne te trompes pas.
-
Attendez encore un peu, ce sera bientôt prêt ; voyez
comme la marmite bout ! »
Les
enfants attendirent bien longtemps ; puis, comme leur
mère disait toujours que la viande n'était pas cuite,
ils éclatèrent tous en sanglots.
A ce
moment quelqu'un frappa à la porte. L'aîné des fils alla
ouvrir. Une vieille dame toute en loques demandait
l'hospitalité.
- Nous
n'avons rien à vous donner, ma brave dame.
- Je ne
veux que me chauffer un peu en m'asseyant dans un coin
de votre cheminée.
Barbara
ouvrit la porte et la mendiante alla s'asseoir près du
feu. Lorsqu'elle fut bien réchauffé, elle demanda :
- «
Donnez-moi un peu de pain ?
- Hélas!
je ne possède rien, pas même un peu de pain. »
La pauvre
mendiante remua tristement la tête et dit :
-
«Barbara, vous n'êtes pas charitable ; vous avez votre
armoire toute pleine de pain blanc et vous ne voulez pas
m'en donner un morceau ?
- Je vous
assure que je n'ai rien ; autrement je ne me ferais pas
tant prier.
- Eh bien
! si vous n'avez pas de pain, dont nez-moi un morceau de
viande ?
- Je n'en
ai pas.
- Et
qu'est-ce qu'il y a dans cette marmite ?
-
Absolument rien à manger. L'eau bout, mais elle ne cuit
pas de viande. »
A cette
nouvelle, les petits enfants sanglotèrent encore plus
fort. La malheureuse mère était au désespoir.
- « Vous
êtes bien méchante, Barbara, de faire souffrir ainsi vos
enfants.
- Hélas !
hélas ! que vont-ils devenir ? Sans doute nous mourrons
tous de faim.
- Si vous
n'avez ni pain, ni viande, reprit la vieille dame,
faites-moi seulement boire un peu de ce bon vin que vous
avez dans la cave.
- Vous
vous trompez de maison; je ne possède rien, vous dis-je,
absolument rien.
-
Comment, vous n'avez pas tué un cochon ?
Vous
n'avez pas de jambons ? Vous n'avez pas de beaux
fromages ni de brocciu?
- Non, je
n'ai rien de tout cela.
- Vous
voulez me tromper, Barbara ; je vous en prie,
donnez-moi, et aussi à vos enfants, un peu de pain et de
viande; nous avons tous grand faim.
- Eh bien
! puisque vous ne me croyez pas, regardez vous-même dans
la marmite.
- Oh !
combien de viande ! s'écria la mendiante en soulevant le
couvercle ; il y en a au moins pour deux jours. »
Et
aussitôt il en retira trois grands morceaux.
Les
enfants étaient bien contents.
- «
Est-elle enfin cuite? dirent-ils.
- Oui,
elle est bien cuite, répondit la mendiante. Maintenant,
il nous faut du pain et du vin.
Allez-en
chercher, Barbara ! »
La pauvre
femme, tout étonnée de ce qui se passait, courut à
l'armoire où elle trouva du pain en quantité, puis
à la cave où elle trouva trois grands tonneaux d'un
vin excellent.
- « Que
me disiez-vous? dit la vieille dame; je croyais que vous
n'aviez absolument rien ? » Barbara n'en pouvait croire
ses yeux.
Tout le
monde mangea et but ; lorsqu'on fut vers la fin, la
mendiante qui avait demandé l'hospitalité voulut encore
du fromage.
L'heureuse mère en trouva plein son grenier ; elle y vit
aussi un beau cochon, bien salé et bien fumé, ainsi que
du broccio et des saucissons.
A chaque
instant c'étaient des cris de joie.
- « Tant
de provisions ! Ah! quel bonheur! » La pauvre femme
descendit du grenier, ayant ses bras chargés de vivres.
- «
Pourquoi me trompiez-vous? dit la mendiante.
- C'est
un miracle que le bon Dieu a fait en notre faveur ; car
s'il en était autrement, jamais je n'aurais refusé de
vous donner à manger.
- Vous
avez raison ; oui, j'ai fait un miracle pour vous car je
suis une fée de la piève de Sia. Je n'ai
pas voulu laisser mourir de faim vos pauvres petits
enfants, que vous aimez et pour lesquels vous avez fait
ce que vous avez pu ; seulement je punirai votre sœur
Caterina, qui a été insensible à vos pleurs.
- Ma bonne
dame, dit Barbara toute tremblante, je vous en supplie,
ne lui faites aucun mal, je lui pardonne tout.
- Parce
que vous avez bon cœur, toutes les provisions que vous
possédez en ce moment se conserveront jusqu'à la fin de
vos jours; mais il faut que
j'humilie l'orgueil des méchants. Écoutez-moi bien ;
aujourd'hui même je brûlerai toutes les moissons de
votre sœur, je tuerai ses troupeaux et je réduirai sa
maison en cendres. »
Après
avoir prononcé ces terribles paroles, la mendiante s'en
alla. Bientôt on apprit tous les maux qui avaient frappé la
méchante sœur.
Barbara
en était bien désolée, mais elle
n'avait rien pu contre la volonté de la fée de Sia.
- « Au
secours ! au secours ! » criait-on de toutes parts, et
les cloches sonnaient tristement pour annoncer le feu
dont les flammes s'élevaient jusqu'au ciel. Mais tout
fut inutile, on ne put rien sauver. Tout à coup un bruit
effroyable remplit les airs : la maison de Caterina venait
de s'écrouler ; la vengeance était accomplie. En
un instant, de riche qu'elle était, la méchante soeur
était devenue plus pauvre que la plus misérable des mendiantes ; il ne lui
restait plus rien, ni bœufs, ni moutons, ni chevaux,
tout avait disparu comme dans un rêve. La
méchante Caterina et ses enfants furent alors réduits à la
misère la plus profonde. Personne ne voulait les
recevoir chez soi, car tout le monde avait eu à souffrir
de son grand orgueil. Elle
parcourait les routes en demandant la charité mais
toutes les personnes lui tournaient le dos pour la punir
de sa méchanceté d'autrefois.
Un jour,
Caterina qui avait bien changée, arriva à
la maison de sa sœur Anne.
- «
Veux-tu me donner un tout petit morceau de pain? Mes
pauvres enfants meurent de faim.
-
Certainement, ma sœur; assieds-toi et prends tout ce dont tu
auras besoin. »
Et, en
même temps, la bonne Barbara lui donna un pain tout entier
avec de la viande et du vin.
- «
Mange, mange ! ; mais où sont donc tes enfants?
- Hélas !
ils sont morts.
- Pauvre
sœur! pourquoi m'avoir menti ? avais-tu
donc peur que je ne te refuse un peu de pain ?
- J'ai
été si méchante envers toi, que je n'espérais pas te
faire pitié et j'ai cru qu'en te parlant d'eux tu
n'aurais pas eu le courage de me repousser.
- Il
n'était pas besoin de cela. Hélas ! que tu as dû
souffrir. Reste toujours avec nous, et tu ne manqueras
jamais de rien ; puisque le bon Dieu m'a donné
des richesses, il est bien juste aussi que tu en
profites. »
Caterina
pleurait de bonheur ; elle accepta avec empressement
l'offre de sa sœur, et désormais elle se mit à aimer les enfants
de Barbara comme s'ils avaient été les siens.
Les deux
sœurs vécurent longtemps et furent heureuses jusqu'à la
fin de leur vie.
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