Le seigneur qui régnait en ce
temps-là s'appelait Orso-Alamanno et était réputé pour
avoir tous les vices. Il ne faisait pas beaucoup la
guerre aux Bonifaciens et protégeait encore moins la
population. Il s'employait seulement à opprimer la
population de Freto.
Entre autres usages, il avait
établi un statut abominable selon lequel tous les hommes
qui se marieraient en prenant femme vierge devraient
appeler Orso Alamanno à leurs noces. Celui-ci
devrait passer avec l'épousée la première nuit et le
lendemain matin la reconduire chez son époux.
Un homme qui s'appelait Piobetta
se proposa d'apporter remède à ce détestable usage.
Habile cavalier et fin chasseur,
Piobetta alla dîner un jeudi soir chez un homme nommé
Giacomo di Gagio et il vit une jeune fille en âge d'être
mariée qui lui plut. Il la demanda en mariage. Giacomo
lui répondit qu'il ne pouvait marier sa fille par
crainte de l'outrage qu'Orso Alamanno lui infligerait.
Piobetta confia alors son projet à Giacomo qui l'ayant
entendu, lui promit le mariage. Le samedi soir, à la
tombée de la nuit, Piobetta envoya un messager pour
faire savoir à Orso Alamanno qu'il voulait prendre pour
épouse la fille de Giacomo et il ne voulait pas
faire les noces sans qu’il y participât, conformément à
son statut, et il lui demandait de ne pas prendre
ombrage du caractère soudain de ce mariage.
Orso Alamanno lui répondit qu'il
avait eu tort de ne pas l'avoir avisé plus tôt et le
dimanche matin il partit au galop sur la route de
Foce-di-Pruno avec quelques hommes à cheval. Piobetta se
tenait au col avec quelques cavaliers dans l'attente de
sa réponse. Quand Orso Alamanno arriva, ils l'accueillir et
Piobetta commença à parler à Orso Alamanno tout en faisant
courir son cheval de part et d'autre, afin de mettre
ce dernier en confiance. Il lui dit : "c'est le meilleur
cheval de Freto, je crois que demain vous serez heureux
de l'avoir devant la mariée. Si vous voulez vous
éloigner d'une demi course de cheval, je viendrai vers
vous au galop et vous verrez la course du cheval dans
cette plaine."
Tandis qu'Orso Alamanno allait se mettre à
l'autre bout du trajet que devait accomplir le cheval,
Piobetta le suivit et lui jeta le lasso qu'il portait
caché sous sa pelisse. Il attrapa Orso Alamanno et éperonna
vigoureusement son cheval en courant de part et d'autre
de sorte qu'il le déchiqueta sur place. Aucun des hommes
qui étaient venus avec Orso Alamanno ne prit les armes et
n'osa esquisser une vengeance et chacun s'en retourna à
ses affaires.
Aussitôt, la nouvelle du malheur se
répandit à travers la région de Freto pour la plus
grande joie de tous. La colère du peuple était si grande
que les gens de sa maison étaient exécutés partout où
ils se trouvaient. Le château de Monte Alto fut pris et
détruit et tous les hommes de sa famille furent tués, les
femmes violemment maltraitées et humiliées par les
hommes qui tous abusèrent d'elles charnellement et
publiquement. Sur le lieu même où il avait été tué, Orso
Alamanno fut enterré dans la campagne, hors des lieux
sacrés, comme le méritait vraiment cet homme qui avait
donné un si mauvais exemple dans la moindre de ses
actions. Sa sépulture fut à l'image de sa vie, de sa
réputation et de sa mort.
Toutes les femmes de Freto tinrent
une assemblée dans une église avec la femme de Piobetta,
et toutes lui firent honneur et révérence comme à
l'épouse de celui qui les avaient toutes honorées. Elles
lui placèrent sur la tête un ornement en guise de
couronne et elles firent à Freto un édit selon lequel
aucune femme, en présence de la femme de Piobetta, ne
pourrait orner sa tête d'un semblant de couronne ni
placer sur sa tête une guirlande qui rappelât une
couronne. Et toutes les femmes devait l'appeler Madame.
Orso Alamanno mort, comme on l’a dit,
le peuple de tous les villages de Freto se rassembla
pour décider de la façon dont il devait se gouverner
dans les choses de justice. Il fut décidé que toute la
région devrait se gouverner en peuple et commune et que
le nom de seigneur n’existerait plus. Les querelles
intestines reprirent de mal en pis ainsi que les vols et
crimes de toutes sortes et ces gens n’étaient capables
d’aucune bonne action.
Un an après la mort d’Orso Alamanno,
retournant sur ce lieu où il avait été tué et enseveli
au hasard, quelques hommes allèrent d’un commun accord
ouvrir la sépulture parce qu’on disait qu’il y avait
vraiment le démon. Quand elle fut ouverte, ils n’y
trouvèrent ni chair ni os, comme s’il n’y avait jamais
été enterré. De la sépulture, il sortit seulement un
grosse mouche de la taille d’un frelon, et cette mouche
volait autour des hommes qui avaient ouvert la sépulture
en faisant un bruit semblable à celui des grosses
mouches. Ensuite elle s’éloigna dans les environs, et
tous les humains, de même que les animaux, mâles et
femelles, mouraient aussitôt. Cette mouche grandissait
et au bout de dix ans, elle devint de la taille d’un
boeuf, de sorte qu’elle ne pouvait plus voler, et de son
souffle elle empoisonnait les personnes qui par malheur
s’approchaient d’elle et partout où elle se trouvait, il
en était de même pour toute chose vivante. À la fin,
elle se tenait au milieu de Freto en un lieu qui
s’appelait le col de Pruno ; du levant jusqu’au ponant,
la région est en pente et ensuite le rivage est plat
jusqu’à la mer ; du Nord au Sud, il y a des montagnes
dont l’une s’appelle chaîne de Coggio et l’autre, vers
Bonifacio, s’appelle Serra di l’Oro. La mouche à la fin,
se tenait à ce col ; et dans les villages vers lesquels
le vent portait l’odeur de la mouche, toute la
population mourait, les humains, les animaux ; et même
les plantes dépérissaient.
Les villages se dépeuplèrent,
beaucoup de gens fuyaient pour se réfugier dans les
grottes et ils mouraient là où le vent portait cette
odeur.
Voyant une telle destruction, Piobetta s'en alla à Pise
discuter avec des savants docteurs du remède à apporter.
Ceux-ci lui ordonnèrent un certain onguent à base
d'huile de baume, d'autres drogues et ingrédients
aromatiques, avec injonction de s'en oindre et d'en
oindre son cheval, régulièrement, pendant un mois.
Ensuite, selon leurs conseils, il pourrait alors tuer la
mouche avec une lance, puis il devrait user du même
baume, pour lui et son cheval, pendant un autre mois.
Munis de ces conseils et de ce remède, Piobetta s'en
revint en Corse à Freto. Il utilisa avec diligence,
pendant un mois, l'onguent qu'il avait apporté, après
quoi il alla où était la mouche et avec une lance il la
transperça et la tua. Ensuite, il utilisa le baume
pendant huit jours seulement et décida de ne plus
s'oindre , jugeant qu'il était hors de danger. Lui et
son cheval moururent en quelques heures.
Freto resta en grande partie dépeuplé et ceux qui
restaient se faisaient la guerre et vivaient en grande
discorde.
Aujourd'hui les petits et les grands, quand ils veulent
parler d'une chose pestifère et miraculeuse disent :
"Est-ce que ce ne serait pas la mouche de Freto ?"... Et
cela dure et durera éternellement.
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