Selon la tradition, la mort
annonce sa venue par de nombreux signes funestes: cris
d'oiseaux, hurlements, craquements insolites dans la
maison, rêves prémonitoires, vision de procession ou
d'enterrement, présence des morts au milieu des vivants.
Cette dernière vision funeste d'un cortège de revenants
qui parcourt les villages en portant le cercueil d'une
personne dont elle annonce la mort en faisant la
répétition de ses funérailles, c'est celle de la
mumma ou de la squadra d'arozza.
On dit qu'une fois l'an, au solstice d'hiver, la squadra
d'Arozza se manifeste plus que d'habitude car elle
transporte les dépouilles de tous ceux qui vont mourir
dans l'année.
Dans une sorte de nébuleuse, ces
fantômes blancs dont on ne peut voir le visage car ils
ont la tête recouverte d'un capuchon, avancent lentement
vers l'église en tenant dans la main un cierge allumé.
Groupé autour du cercueil, ils
récitent une prière dont vous ne comprenez pas
les paroles car c'est un murmure lugubre et
effrayant que vous entendez. Si par malheur, il
vous arrive de croiser ce cortège, adossez-vous
à un mur et mettez dans votre bouche un couteau,
la lame pointée vers la squadra, pour ne pas
perdre l'usage de la parole.
Malgré l'effroi que ce
spectacle vous cause, ne cédez pas à la frayeur,
ne vous évanouissez pas car un fantôme pourrait
se détacher du rang et en profiter pour glisser un cierge dans votre
main ou dans votre poche et à votre réveil vous serez
devenu un stregu, un mazzeru (sorcier). Il vous faudra beaucoup de courage
pour vous débarrasser de ce sortilège car vous devrez de
nouveau affronter la Squadra d'Arozza et à son passage
vous devrez remettre le cierge au seul fantôme qui n'en
a pas; mais prenez garde, si vous vous laissez
envelopper par la procession, vous serez perdu à jamais.
Si les sceptiques et les
incrédules pensent qu'il n'y a rien après la mort et que
l'âme n'est qu'une vue de l'esprit, ils se trompent. Les
vieux Corses savent que la vie est un cycle ininterrompu
et qu'après la mort, les âmes nostalgiques errent dans
l'espace dans l'attente de se trouver un nouveau corps à
habiter,
qu'elles
reviennent parfois sur le lieu de leur dernière
habitation et qu'il faut savoir alors les accueillir
avec respect, patience et bonté. C'est pour cela que, selon une tradition,
aujourd'hui quelque peu tombée en désuétude, les
familles devaient déposer sur la table ou sur le rebord
d'une fenêtre différents produits comme du pain et de l'eau, ou du lait et des châtaignes…
Et pour symboliser la gaieté de
cette vie après la mort, ce sont les chrysanthèmes qui
sont privilégiés pour fleurir les lieux de sépultures au
soir de cette fête et les bougies sont allumées pour
chasser les ténèbres et ouvrir la voie aux disparus… Car
les morts sont supposés revenir dans les lieux où ils
ont vécu. C'es pourquoi, chaque année, au mois de novembre, la veille de la
Toussaint, les femmes et les hommes, leurs travaux des
champs accomplis, s'en retournent chez eux pour préparer
la longue nuit des revenants.
Dans le petit village de A Nuvale
en Castagniccia,
Ignaziu a préparé ses musettes. Demain avant l'aurore il
partira pour Bastia afin d'y vendre ses charcuteries.
Tandis que dehors la pluie tombe et que le vent souffle
avec rage, bien au chaud dans ses couvertures, il s'endort
doucement aux côtés de Marietta, son
épouse, en rêvant à l'argent que cette vente va lui
rapporter.
Soudain, au milieu de la nuit, un
vacarme épouvantable qui fait se redresser ignaziu sur
son lit, ébranle toute la maison. Des cris
lugubres et des plaintes montent dans la la nuit noire,
des voix s'élèvent, sourdes, graves et monotones: "malheur
à toi, à ta famille et à toute ta descendance, maudit
sois-tu Ignaziu, toi qui a oublié tes morts...".
Dans la chambre, des lueurs dansent
comme des feux follets. Soudain, l'ombre d'un squelette aux
doigts crochus surgit du néant et se précipite sur Ignaziu
remplit d'épouvante qui hurle en faisant un signe de croix qui fait disparaître
aussitôt l'ombre dans un tourbillon.
A ses côtés Marietta s'est
réveillée. Encore tout en sueur et tout tremblant, il
bredouille: "mais qu'est-ce que j'ai fait?";
et son épouse, remplie de terreur
lui répond: "tu as oublié de mettre de l'eau sur le
balcon
! ".
Ignaziu s'empresse alors de
réparer son erreur; il verse de l'eau dans le cruches et
les dépose sur le balcon, puis il demande pardon aux
esprits pour ce oubli sacrilège mais un hurlement long
et plaintif lui répond. Il s'emporte, clame qu'il n'est
pas le seul membre de la famille puis retourne se
coucher tandis que dans la nuit raisonne le cri lugubre
de la Malacella, l'oiseau de malheur.
Au matin, avant l'aurore, comme il l'avait prévu, Ignaziu charge sa mule et prend la direction de Bastia
en empruntant le chemin de E valli. Soudain au détour du
chemin, derrière un arbousier, un grondement sinistre
brise le silence et la terrible Squadra d'Arroza, la
confrérie des morts, apparaît. Composée de tous les
défunts qui n'ont pas trouvé de corps ni de repos, la
procession, dont chacun des membres avance à la lueur
d'un cierge qu'il tient dans sa main droite en
psalmodiant le Miserere, entoure lentement Ignaziu
qui reste pétrifié, incapable de fuir. C'est alors qu'un
pénitent au visage caché dans l'ombre de sa capuche lui
tend son cierge. Ignaziu sait bien que s'il s'en saisit, il sera maudit et le
malheur s'abattra sur lui; mais il est comme hypnotisé
par cette capuche sans visage et prend le cierge. Aussitôt,
les cris lugubres de la Squadra d'arroza retentissent. Désormais, il est possédé et les fantômes
satisfaits disparaissent un à un en glissant sur les herbes du
maquis. A la lueur de la lune, Ignaziu regarde le cierge
qui s'est transformé en un bras d'enfant et pousse un
épouvantable hurlement.
Il a beau agiter sa main dans tous les sens, le bras
reste accroché. La peur au ventre, il fait demi-tour et se hâte vers le
village voisin pour demander de l'aide au curé Caccialubi qu'il connaît bien : " Pendant trois
jours
et trois nuits, la Squadra viendra sous tes fenêtres et
les éléments se déchaîneront. Tu entendras des cris et
des pleurs et des supplications qui te demanderont de
leur rendre le bras de l'enfant mais toi tu ne pourras
pas. Le troisième jour, quand tu entendras les cloches
sonner, tu feras du feu dans ta cheminée pour avoir
beaucoup de braises et quand les ombres viendront hurler
sous ta fenêtre, tu arroseras les braises puis tu en
recouvriras le bras de l'enfant et tu le leur jetteras;
alors, elles prendront le bras de l'enfant et
l'emporteront ".
Tout se passe ainsi que le curé l'avait prédit et Ignaziu peut retrouver une vie normale jusqu'au jour où
il se rend compte que la manche droite de sa veste est
plus longue que sa manche gauche. Les jours suivants sa
manche recouvre entièrement sa main. Il s'en inquiète
auprès de son épouse qui lui répond d'une voix atterrée:
"Ce n'est pas la manche de ta veste qui s'allonge,
c'est ton bras qui raccourcit!".
Affolé, Ignaziu s'en va à nouveau consulté le bon curé
Caccialubi : " Les morts n'ont pas voulu te
pardonner. Si tu veux vivre, à présent il ne te reste
plus qu'à les affronter. Ton corps est maintenant
possédé par un esprit qui veut t'habiter entièrement
".
Il n'y a pas d'autres solutions pour Ignaziu. Il se rend
à l'endroit où la squadra d'Arroza lui était apparue.
Elle est là qui l'attend: "Si ton curé ne s'en était
pas mêlé tu serais déjà avec nous et l'esprit qui
t'habite aurait déjà pris ta place. Si tu veux que ta
faute soit pardonnée et que le sortilège cesse, tu dois
combattre et accepter de rejoindre toutes ces âmes en
peine pour les aider. Seul un humain peut y arriver.
Acceptes-tu ? "
Ignaziu accepte et aussitôt le sol se dérobe sous ses
pas. Il est aspiré par un tourbillon et tombe dans un
gouffre sans fin qui le précipite au centre de la terre
où des suppliciés aux formes décharnées l'appellent à
l'aide en lui tendant leurs bras. Partout, au milieu
d'un froid glacial, malgré les flammes infernales, ce ne
sont que des corps enchaînés qui se tordent, des
âmes qui se traînent dans des torrents de larmes et de
gémissements.
Plus loin, dans un paysage un peu plus humain, avec des fleurs
et
de l'herbe verte balayée par une légère brise aux
senteurs de maquis sauvage, Ignaziu aperçoit un
enfant beau et souriant qui vient vers lui : " le
bras qui est le tien est aussi le mien!, je suis mort
depuis deux siècles et c'était le seul moyen que j'ai pu
trouver pour fuir cette éternité car ici, seuls les
adultes qui ont des relations, peuvent espérer retourner
la haut. Nous, les enfants, on nous ignore".
Des milliers d'enfants entourent à présent Ignaziu : "Je vous comprends, mais je ne sais pas comment vous
aider; moi, je veux seulement récupérer mon bras".
Le petit garçon lui réplique : " Si tu veux récupérer
ton bras, voici ce que tu dois faire pour nous: La bas,
où brûlent les flammes infernales, il y a un gros trou
d'où le temps s'échappe mais ce trou est obstrué par une
pierre que nous ne pouvons pas déplacer. Cependant, toi, humain
tu peux y arriver. Alors, emportés par le tourbillon du
temps nous disparaîtrons et avec de la chance, nous nous
retrouverons sur terre où nous pourrons combattre la
Squadra d'Arroza qui règne sans partage".
Ignaziu comprend que l'enjeu est de taille pour
ces enfants et
il accepte la mission qui lui est confiée. Mais le chemin
vers le trou est semé d'embûches. Des vieillards
impotents, hideux, édentés et ridés l'agressent, l'insultent, le
maudissent. Quand il parvient exténué au sommet d'une
montagne, il cherche la pierre mais ne la voit pas. Une
voix sourde, angoissante, raisonne dans son crâne : "
Cherche le triangle et tu trouveras la clé". Les
âmes damnées fondent sur lui. Il se débat comme... un
diable, se cogne la tête contre la roche et saigne.
Trois gouttes de sang tombent sur le sol et forment un
triangle au milieu duquel un oeil apparaît qui le
regarde. Il y plonge son doigt et aussitôt un hurlement
retentit dans les entailles de la terre tandis que le
temps s'écoule à travers le trou, aspirant tout sur son
passage et emportant Ignaziu comme une plume qui n'en
finit plus de rouler et de voler en poussant un grand cri tout en se
tenant le bras...
"Ignaziu, Ignaziu, réveille-toi ", répète près
de lui Marietta affolée, en le secouant; "tu est
malade ?".
"le temps, le temps, il m'a emporté..., mon bras..."
articule avec peine Ignaziu.
Pendant longtemps Ignaziu restera sans parler, le regard
dans le vide, totalement absent. Et puis un jour, Marietta
retrouva l'homme qu'elle aimait. Il lui sourit à
nouveau. Lentement il se remit à vivre et se jura que
jamais plus il n'oublierait de faire son devoir en
remplissant les cruches d'eau
le jour des morts. |