VOLTAIRE
Par le honteux traité de Versailles signé le
15 mai 1768 entre le Roi Louis XV et la république de Gênes, la Corse faisait
l'objet d'un marché de dupe. Gênes faisait mine de céder la Corse
pour mieux la récupérer et la France faisait mine de vouloir la
pacifier pour mieux s'en emparer.
Ce marché de dupe, conclu entre
une République déchue et ruinée et une France battue et affaiblie
par le traité de Paris (01 février 1763) fera écrire à Voltaire,
au chapitre XL de son précis du siècle de Louis XV : "... Ainsi donc, en cédant la vaine et
fatale souveraineté d'un pays qui lui était en charge, Gênes faisait
un bon marché; et le roi de France en faisait un meilleur. Il reste à savoir si des hommes ont le
droit de vendre d'autres hommes; mais c'est une question qu'on
n'examinera jamais dans aucun traité."...
Les 8 et 9 mai 1769
marquent la fin d'un rêve d'indépendance. Les troupes du Général Paoli
composées de volontaires Corses et de mercenaires prussiens, dans un
combat trop inégal, subissent une défaite sanglante face aux soldats
du roi Louis XV.
A propos
de cette bataille Voltaire écrira : « L'arme principale des Corses était leur
courage. Ce courage fut si grand que dans un de ces combats, vers
une rivière nommée Golo, ils se firent un rempart de leurs morts
pour avoir le temps de recharger derrière eux avant de faire une
retraite nécessaire ; leurs blessés se mêlèrent parmi les morts pour
affermir le rempart. On trouve partout de la valeur, mais on ne voit
de telles actions que chez les peuples libres ... Il y eut
dans ce pays douze soulèvements que les Corses appelèrent efforts de
liberté, et les Génois crimes de haute trahison". (extrait
du précis du
siècle de Louis XV).
Ému, fasciné même,
par l’héroïsme de Pascal Paoli dont la légende, de son vivant,
passionne l’Europe des Lumières, Voltaire disait de
lui "qu'il était plus législateur encore que guerrier, que son
courage était dans l'esprit" et s'exclamera : "Toute l’Europe
est corse ! " .
Après la bataille de
Ponte-Novu, Paoli qui s'était employé à faire du peuple Corse une
nation et de son île un Etat (avec une armée, une monnaie, une
université) qu'il voulait doter d'une Constitution, s'exila en
Angleterre. Il ne reviendra en Corse que 20 ans plus tard pour être courtisé par
le jeune Napoléon qui ambitionne de faire à ses côtés une carrière
politique.
Dans le précis du siècle de Louis XV, voltaire
écrivait en 1768 à
propos de la Corse : "Il fallut de l'or
et du sang pour soumettre l'île de Corse au pouvoir du roi de
France. Il est à propos de
donner quelque idée de cette île. Il faut bien que le terrain n'en
soit pas aussi ingrat, ni la possession aussi inutile qu'on le
disait, puisque tous ses voisins en ont toujours recherché la
domination...
C'était plutôt aux
Corses à conquérir Pise et Gènes, qu'à Gènes et à Pise de subjuguer
les Corses, car ces insulaires étaient plus robustes et plus braves
que leurs dominateurs : ils n'avaient rien à perdre; une république
de guerriers pauvres et féroces devait vaincre aisément des
marchands de Ligurie, par la même raison que les Huns, les Goths,
les Hérules, les Vandales, qui n'avaient que du fer, avaient
subjugué les nations qui possédaient l'or. Mais les Corses ayant
toujours été désunis et sans discipline, partagés en factions
mortellement ennemies, furent toujours subjugués par leur faute...
Les Corses furent
longtemps gouvernés par une loi qui ressemblait à la loi veihmique
ou westphalienne de Charlemagne, loi par laquelle le commissaire
délégué dans l'île condamnait à mort ou aux galères, sur une
information secrète, sans interroger l'accusé, sans mettre la
moindre formalité dans son jugement. La sentence était conçue en ces
termes dans un registre secret : « Étant informé en ma conscience
que tels et tels sont coupables, je les condamne à mort ». Il n'y
avait pas plus de formalité dans l'exécution que dans la sentence.
Il est inconcevable que Charlemagne ait imaginé une telle procédure
qui a duré cinq cents ans en Westphalie, et qui ensuite a été imitée
chez les Corses. Ces insulaires s'assassinaient continuellement les
uns les autres, et leur juge faisait ensuite assassiner les
survivants sur l'information de sa conscience ; c'est des deux côtés
le dernier degré de la barbarie. Les Corses avaient besoin d'être
policés, et on les écrasait; il fallait les adoucir, et on les
rendait encore plus farouches. Une haine atroce et indestructible
s'invétéra entre eux et leurs maîtres, et fut une seconde nature. Il y eut douze
soulèvements que les Corses appelèrent efforts, de liberté, et les
Génois crimes de haute trahison.
Depuis l'année 1725 ce ne furent que
séditions, châtiments, soulèvements, déprédations, meurtres de
citoyens corses assassinés par leurs concitoyens. Croirait-on bien
que, dans une requête envoyée au roi de France par les chefs corses
en 1738, il est dit qu'il y eut 26,000 assassinats sous le
gouvernement des seize derniers commissaires génois, et 1700 depuis
deux années. Les plaignants, ajoutaient que les commissaires de
Gênes connivaient à ces crimes pour ramasser plus de confiscations
et d'amendes. L'accusation semblait exagérée, mais il en résultait
que le gouvernement était mauvais, et les peuples plus mauvais
encore...
Les inimitiés entre
familles se terminaient toujours par des assassinats; mais on se
réunissait contre les Génois, et les haines particulières cédaient à
la haine générale. Les Corses avaient plus que jamais besoin d'un
chef qui sût diriger leur fureur, et la faire servir au bien public.
Le vieux Hyacinthe Paoli, qui les avait
commandés autrefois, et qui était alors
retiré à Naples, leur envoya son fils Pascal Paoli en 1755...
Quelque chose qu'on
ait dit de lui, il n'est pas possible que ce chef n'eût de grandes
qualités. Établir un gouvernement régulier chez un peuple qui n'en
voulait point ; réunir sous les mêmes lois des hommes divisés et
indisciplinés, former à la fois des troupes réglées, et instituer
une espèce d'université qui pouvait adoucir les mœurs, établir des
tribunaux de justice, mettre un frein à la fureur des assassinats et
des meurtres, policer la barbarie, se faire aimer en se faisant
obéir, tout cela n'était pas assurément d'un homme ordinaire. Il ne
put en faire assez, ni pour rendre la Corse libre, ni pour y régner
pleinement, mais il en fit assez pour acquérir de la gloire...
Cette gloire n'était
pas chez lui celle de combattre; il était plus législateur que
guerrier; son courage était dans l'esprit; il dirigeait toutes les
opérations militaires. Enfin il eut l'honneur de résister à un roi
de France près d'une année. Aucune puissance étrangère ne le
secourut. Quelques Anglais seulement, amoureux de cette liberté dont
il était le défenseur et dont il allait être la victime, lui
envoyèrent de l'argent et des armes; car les Corses étaient mal
armés... leur arme principale était leur courage. Ce courage fut si
grand que, dans un des combats, vers une rivière nommée le Golo, ils
se firent un rempart de leurs morts, pour avoir le temps de charger
derrière eux avant de faire une retraite nécessaire ; leurs blessés
se mêlèrent parmi les morts pour raffermir le rempart. On trouve
partout de la valeur; mais on ne voit de telles actions que chez des
peuples libres. Malgré tant de valeur ils furent vaincus. Le comte
de Vaux, secondé par le marquis de Marbœuf, soumit l'île en moins de
temps que le maréchal de Maillebois ne l'avait domptée.
Le duc de Choiseul qui dirigea toute cette
entreprise eut la gloire de donner au roi, son maître, une province
qui peut aisément, si elle est bien cultivée, nourrir deux cent
mille hommes, fournir de braves soldats, et faire un jour un
commerce utile".
Dans
Candide, Chapitre XXVI, d’un souper que candide et martin firent avec six
étrangers, et qui ils étaient.
... Il restait au sixième
monarque à parler. « Messieurs, dit-il, je ne suis pas si grand
seigneur que vous ; mais enfin j’ai été roi tout comme un autre ; je
suis Théodore; on m’a élu roi en Corse on m’a appelé Votre Majesté, et
à présent à peine m’appelle-t-on Monsieur ; j’ai fait frapper
de la monnaie, et je ne possède pas un denier ; j’ai eu deux
secrétaires d’État, et j’ai à peine un valet ; je me suis vu sur un
trône, et j’ai longtemps été à Londres en prison sur la paille ;
j’ai bien peur d’être traité de même ici, quoique je sois venu,
comme Vos Majestés, passer le carnaval à Venise.»
Les cinq autres rois
écoutèrent ce discours avec une noble compassion. Chacun d’eux donna
vingt sequins au roi Théodore pour avoir des habits et des
chemises ; Candide lui fit présent d’un diamant de deux mille
sequins. « Quel est donc, disaient les cinq rois, cet homme qui est
en état de donner cent fois autant que chacun de nous, et qui le
donne ? Êtes-vous roi aussi, monsieur ? — Non, messieurs, et n’en ai
nulle envie.»...
Jean-Jacques ROUSSEAU
Pour le projet de
rédaction d'une constitution souhaitée par Paoli, Jean-Jacques Rousseau avait été
sollicité en août 1764 par
Matteo Buttafuoco auquel il
répondit de Motiers, en Suisse, le 15 octobre : "La seule idée m'enlève l'âme et me
transporte [...] soyez sur de moi, ma vie, mon coeur, sont à vous
[...] à en juger par vous de votre peuple, il a tort de chercher ses
guides hors de chez lui [...] recevez et faites agréer à M. Paoli
mes plus vifs, mes plus tendres remerciements de l'asile qu'il a
bien voulu m'accorder".
Le 24 mars 1765, Rousseau écrit de nouveau à Buttafuoco pour lui faire
part des conditions dans lesquelles il aimerait s'installer en Corse
: "Et d'ailleurs que voudriez-vous que fit un malheureux
fugitif qui, malgré la protection du roi de Prusse souverain du pays
, y boit les affronts comme l'eau, et, ne pouvant plus vivre avec
honneur dans cet asile, est forcé d'aller errant en chercher un
autre sans savoir plus où le trouver '!. Si fait pourtant, monsieur,
j'en sais un digne de moi et dont je ne me crois pas indigne : c'est
parmi vous, braves Corses, qui savez être libres, qui savez être
justes, et qui fûtes trop malheureux pour n'être pas compatissants.
Voyez, monsieur, ce qui se peut faire : parlez-en à M. Paoli. Je
demande à pouvoir louer dans quelque canton solitaire une petite
maison pour y finir mes jours en paix".
Buttafuoco lui répond le 11 avril 1765 : " Je dois vous prévenir
que si vous voulez tenir votre ménage, il est nécessaire de porter
avec vous, de quoi vous coucher, des ustensiles de cuisine et du
linge, parce qu'on n'a dans ce pays que très peu de ressources".
Le 26 mai 1765, en réponse à ce singulier courrier, le philosophe répond
qu'il renonce finalement à venir en Corse en raison de son état
de santé qui ne lui permet pas d'entreprendre un si long voyage
qu'il évoquera d'ailleurs dans Les confessions. "Peuple
brave et hospitalier, non, je n'oublierai pas un moment de ma vie
que vos cœurs, vos bras, vos foyers m'ont été ouverts à l'instant
qu'il ne me restait presque aucun autre asile en Europe., Si je n'ai
point le bonheur de laisser mes cendres dans votre île, je tâcherai
d'y laisser du moins quelque monument de ma reconnaissance, et je
m'honorerai aux yeux de toute la terre de vous appeler mes hôtes et
mes protecteurs".
Dans ces échanges de correspondances, la curieuse lettre de Buttafuoco du 11 avril 1765
semble avoir été destinée à dissuader Rousseau de venir en Corse.
Pourquoi ? Le Babbu a-t-il été tenu dans dans l'ignorance de la
demande de Buttafuoco qui semblait agir dans son propre intérêt et
aux dépends de Paoli ?
Dans le
Contrat social ou Principes du droit politique,
Rousseau a écrit : " Quel peuple est donc propre à la
législation? Celui qui, se trouvant déjà lié par quelque union
d'origine, d'intérêt ou de convention, n'a point encore porté le
vrai joug des lois ; celui qui n'a ni coutumes, ni superstitions
bien enracinées; celui qui ne craint pas d'être accablé par une
invasion subite; qui, sans entrer dans les querelles de ses voisins,
peut résister seul à chacun d'eux, ou s'aider de l'un pour repousser
l'autre ; celui dont chaque membre peut être connu de tous, et où
l'on n'est point forcé de charger un homme d'un plus grand fardeau
qu'un homme ne peut porter ; celui qui peut se passer des autres
peuples, et dont tout autre peuple peut se passer; celui qui n'est
ni riche ni pauvre, et peut se suffire à lui-même; enfin celui qui
réunit la consistance d'un ancien peuple avec la docilité d'un
peuple nouveau. Aussi voit-on peu d'Etats bien constitués. Il est
encore en Europe un pays capable de législation; c'est l'île de
Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a
su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque
homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment
qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe."
C'est à Buttafuoco que revient l'ambition d'avoir fait naître dans
l'esprit de Rousseau, un projet de Constitution pour la Corse.
Officier de l'armée Française, Buttafuoco avait suggéré à Choiseul
d'aider les corses contre Gênes et de s'entendre avec Paoli. Il fut,
jusqu'en 1768, l'intermédiaire entre le ministre et Paoli qui
lui accordait toute sa confiance, bien à tort.
Buttafuoco,
qui alla même jusqu'à traité Paoli de « charlatan
politique », dans un manifeste diffusé dans l'île, mais que
Jean-Jacques Rousseau tenait pour un très galant homme, instruit et
doué d’esprit, avait toujours été d’avis que l’île ne pouvait être
une république, que ses ports seraient constamment aux mains des
étrangers, que les Corses, entourés et resserrés de toutes parts,
n’avaient dans l’intérieur qu’une liberté de nom, qu’il valait
mieux, comme il disait à Paoli, « renoncer à
l’idée flatteuse, mais inconsistante d’une malheureuse
indépendance ». Aussi, avait-il en 1768 levé deux légions
de volontaires Corses pour aller combattre contre leurs propres
frères, et, d’ailleurs il servait depuis l’âge de neuf ans
dans l'armée Française.
Buttafuoco fut considéré un temps comme
un traître par les Corses car il composa avec les Français. Sa
maison fut saccagée, brûlée, et sa vie mise à prix.
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